The first lines of a poem
by Rachel Korn
Chantal Ringue
The first lines of a poem
It is a dread, an infinite fear
On the threshold of immense pain and suffering
As if something odd stood silent near the door
Wrapped in a rough fabric, dressed in a dark twilight
It is essential but little known
The shore that a lonely heart floats away from
Losing everything that we love, home and dreams
Resisting to an engagement with much pain
It is a thought for oneself, drowned in blood
Held in a bird of prey’s cruel talons
Never surrendering till it feels
The last sobbing shudder of the body
Every drop of blood flows toward the sacrifice
The one that will keep from falling
The naked angel arising, full of promises
In a nomadic, vagrant rumble
Suddenly, while the falling stars cry
The stillness grows inside of you
You become an urn, a burning urn
Soaking up the mirrored blue tears
And it seems the world has become ripe
And the earth nurturing to wanderers
For only God will bow down
As comes the unique, the sacred minute
When the first lines of a poem appear.
La première ligne d’un poème
Ici commence l’exégèse des poèmes de Rachel Korn. Traduire ses poèmes en anglais m’incite à ramer à rebours, à emprunter un chemin de traverse. À contre-écrire. Ces premières lignes d’un poème, pourquoi s’y attarder ? Et pourquoi ces premières lignes : « S’iz angst, s’iz ovendike shrek / Vi oyf der shvel tsu groysn tser un leyd » ? Cette chose grossière (« epes fremd », « something odd »), tapie près de la porte, dont la poète affirme qu’elle est « habillée d’un crépuscule gris », c’est le sentiment qui la submerge chaque fois qu’elle se tient devant une page blanche. Après 1945, toute page blanche évoque irrémédiablement la disparition. L’anéantissement. Le Yiddishland a été décimé, c’est dorénavant un monde englouti. Et Korn en trouve une furtive évocation dans le rectangle vierge sur sa table de travail, où elle trace des déliés d’écriture cursive, comme le soulignait Charles Dobzyncski3.
Quand elle écrit « Chaque goutte de sang qui s’écoule déjà vers le sacrifice », l’hébreu s’immisce au cœur du yiddish pour enrichir le texte d’une référence biblique : « un s’flist shoyn ieder tropn blut tsu der ekeyde ». Double allusion au sacrifice : s’il est question de la destruction des six millions de Juifs durant la Shoah, un « sacrifice » dont Dieu aurait permis l’avènement, le terme ekeyde (elle n’a pas choisi le terme hébreu korbn, qui renvoie au sacrifice rituel dans le Temple de Jérusalem) fait référence à l’origine, à la ligature d’Isaac.
En relisant des fragments de la correspondance que Rachel Korn a entretenue pendant vingt-quatre ans (1948-1972) avec son amie, la poète Kadya Molodowsky, je me suis vue comme l’interprète des écrits de ces deux femmes. Une interprète qui tente de rendre quelques éclats de leurs textes au bord de l’abîme, au seuil de l’oubli, malgré le fait qu’ils soient conservés dans les dépôts d’archives. Une interprète de leurs voix respectives, en ces temps marqués par la rareté des traducteurs de cette langue errante que ses locuteurs appelaient jadis la mame-loshn.
Ces deux figures incontournables de la poésie yiddish moderne se sont taillé une place entre tradition et modernité, en affirmant une vision de femme qui bouscule les normes tout en exprimant une ferveur sensuelle et une foi inébranlable envers le « sacré ». Certes, le premier mot d’un poème mène à un long chemin, et celui-ci s’ouvre potentiellement sur le sacré. C’est sans doute l’objet de cette exégèse. Trouver de quoi est faite cette « rumeur errante, vagabonde » qui fait place aux « pleurs des étoiles tombantes », tandis qu’apparaît l’altérité, incarnée dans ce « tu » annonçant une transformation magistrale : « Tu deviens une urne, une urne brûlante / Qui absorbe le reflet bleu des larmes ». (« un verst a krug, a lekhtsendike krug / vos zalmt eyn in zikh dem bloem sheyn fun trern”.)
En commençant ces traductions, je voulais donner la parole à la « première poète de la Galicie », celle qui fut aussi l’orpheline d’un monde décimé par la Shoah. Je me suis rappelée ensuite qu’avant d’être interprète, ou traductrice, je fus moi-même poète. Voici peut-être ce que je partage de plus intime avec Rachel Korn : « la minute la plus exceptionnelle, la plus sacrée »; celle qui n’est, au fond, que « le début d’un poème ».