Autoportrait par Sanna Wani
Elisabeth Néron
Autoportrait
[traduction]
et si ce n’était pas un corps mais un filet si le sang était bleu si le sang cherchait à s’accrocher à quelque chose si ce bleu différait de celui qui subsiste dans les recoins de mes rêves si cela m’effrayait si mon corps était un rêve qui ne m’effraie pas si je n’étais pas si différente d’un poisson si mes rêves étaient un océan que j’appelle mon sang si leur poids expliquait mes veines si sombres et gonflées si tout cela expliquait ma soif continuelle si tout cela expliquait pourquoi mon corps se cache dans l’eau si je rugissais du fond de la gorge si le tonnerre devenait mon ennemi si je craignais l’orage non pas car j’en ai peur mais parce qu’il emporterait mon secret ici là sur le sol il y a mon secret il y a mon corps il y a l’île où je m’assois en moi-même voici le sable chaque grain est un souvenir pendant ce temps mon corps reste immobile derrière moi prière filtrée au sel qui s’entasse sur le rivage je recueille mon corps sur le rivage je le recueille je l’enterre un faible mur pour en protéger sa forme ma mémoire cette île que je ne peux que visiter je ne peux rester ici se trouvent mes mains tremblantes trop lourdes ici se trouvent mes mains tremblantes trempées dans les rêves d’autres rosées je ne peux cesser de les laver je ne peux cesser de recueillir une montagne s’accumule un jour je veux la monter je veux prendre mon corps dans mes bras le porter jusqu’au versant l’offrir au ciel d’ici là ma peau sera un coquillage le vent se lèvera je créerai un autel dans l’écume j’y laisserai mes mains telles deux couronnes blanchies que j’emprunterai à mon corps pour un instant et je dormirai je rêverai contre mon sang clapotant sur le sable les vagues j’écouterai mes yeux ces deux grosses perles j’en laisserai une dans chaque paume un sanctuaire je grimperai je grimperai je deviendrai déesse je ne serai pas en deuil comme les bonnes déesses j’exaucerai un vœu au sommet mon corps attendra là-haut mon corps attendra là-haut je détacherai une dernière prière de notre poitrine elle brisera le ciel et disparaîtra à l’horizon cette île s’ouvrira cette montagne s’écroulera je plongerai tête première du haut de la falaise et je crierai enfin enfin laissez-moi laissez-moi laissez-moi rejoindre mon fantôme qui m’attend au fond des eaux
Commentaire
“This poem is one breath. This poem was written in one breath because it was winter and I had just read The Blue Clerk by Dionne Brand and then walked out into the cold blue air with my very human body. I was uncomfortable. My friend and I went to dinner where we talked about how our mind feels like an ocean inside ourselves of which, consciously, we control or explore very little. Sometimes I feel like I can hide within myself. My self is so small compared to my body. I wrote this in Toronto but edited it in Kashmir. It was a nightmare to edit. It felt like it would never end. I am still looking for my ghost.” – Sanna Wani
« Ce poème est un seul souffle. Je l’ai écrit d’un seul souffle parce que c’était l’hiver, je venais de lire The Blue Clerk de Dionne Brand, et je suis ensuite allée marcher dans l’air bleu et froid avec mon simple corps humain. J’étais inconfortable. Mon amie et moi sommes allées manger, nous avons discuté d’à quel point notre esprit ressemble à un océan dans notre intérieur, espace duquel, consciemment, nous ne contrôlons et n’explorons que très peu de choses. Parfois j’ai l’impression de me cacher à l’intérieur de moi-même. Mon moi est tellement petit en comparaison de mon corps. J’ai écrit ce poème à Toronto mais l’ai édité au Cachemire. Cette étape était un véritable cauchemar. J’avais l’impression que ça ne finirait jamais. Je cherche encore mon fantôme. » – Sanna Wani [traduction libre]
Traduire a toujours été pour moi une façon de visibiliser les voix qui passent d’ordinaire inaperçues, comme celles des femmes et personnes queers racisées, migrantes et autochtones. Plus elles sont traduites, plus il y a d’auditeurices, et plus les mots sont entendus, pris en considération, conservés. C’est aussi pourquoi je souhaitais offrir à Sanna un espace où elle puisse s’exprimer sur son poème.
La traduction de la poésie est pour moi quelque chose de très concret : je lis d’abord le texte source une fois, dans ma tête la plupart du temps, et je me penche ensuite sur la traduction. J’écoute les phrases qui me viennent en tête et leur sonorité. Je fais des tentatives, je vérifie la signification de certains mots dans les dictionnaires et, quand je bloque, j’y reviens plus tard. Mon but : que l’essence soit rendue, et que la beauté reste, au sens très subjectif du terme. Qu’il n’y ait pas de plus, ou de moins, qui ne soit pas justifié. Je tente de me faire le plus invisible possible, pour honorer le poème de l’auteurice.
C’était incroyable d’entendre parler de vie, de mort, de relations entre corps et espaces, et de tellement plus que cela, dans ce poème de Sanna Wani. J’ai tenté de le traduire comme on traduirait une prière ou une incantation : il y a là quelque chose de profondément matériel, spirituel, libérateur, et aussi de profondément troublant. J’espère avoir réussi à transmettre l’essence de ses mots.
Self Portrait
[original]
what if it’s not a body it’s a net what if blood is blue what if it’s asking for something
to catch on what if the blue is not like the blue that lingers in corners of my dreams
what if that scares me what if my body is a dream that does not scare me what if I am
not so unlike a fish in how I live in it what if my dreams are an ocean I call my blood
what if their weight is why my veins are so dark and swollen what if this is why I am so
thirsty all the time what if this is why my body hides in the water so what if I pull a roar
clean from my throat so what if I come to know thunder as my enemy what if I fear the
storm not because I am afraid of it but because it will wash away my secret there on the
ground there is my secret there is my body there is the island where I sit inside myself
here is the sand each grain is a memory meanwhile my body lays motionless beside
me prayer strained from salt that piles up on the shore I am gathering my body on the
shore I am gathering my body I am burying my body a short wall to protect the shape
my memory this island I am only allowed to visit I am not allowed to stay here are my
flickering hands too heavy here are my flickering hands soaked in dreams other dews
I cannot stop washing them I cannot stop gathering a mountain accumulates I want to
climb it one day I want to gather my body in my arms carry it up the slope offer it to the
sky by then my skin will be a shell the wind will stir I will build an altar in the swash I
will leave my hands like two bleached crowns I will borrow from my body for a moment
and I will sleep I will dream against my blood lapping at the sand the waves I will listen
to my eyes like two fat pearls I will leave one in each curled palm a shrine I will climb
I will climb I will become a god I will not mourn as good gods do I will grant a wish at
the summit my body will be waiting there my body will be waiting there I will unlatch one
last prayer from our chest it will cut the sky and disappear in the horizon this island will
break this mountain will crumble I will dive mouth first off the cliff and scream at last
at last let me go let me go let me join my ghost who waits for me in the water
(Publié dans Canthius : https://www.canthius.com/feed-1/2020/8/9/two-poems-by-sanna-wanni)