Le souper de Jiggs de Michael Crummey
Jean-Marcel Morlat
Le souper de Jiggs
Le souper de Jiggs*
Debout à sept heures pour avoir amplement le temps de s’habiller pour l’église. Le bœuf salé a trempé pendant la nuit pour lui retirer le goût de la saumure : mets-le à bouillir dans la plus grande casserole du garde-manger. Vide la moitié de l’eau salée et remplace-la avec de l’eau du robinet toutes les heures. Fais de la place sur le comptoir de cuisine. Commence les légumes.
Pommes de terre
Les pommes de terre sont des incontournables, comme le bénédicité avant un repas. Il te faudra une patate par personne, deux si elles sont plus petites que ton poing. La peau est d’un brun tacheté et piquée d’yeux, la chair blanche et humide. Le goût n’est ni ici ni là, comme sa couleur, il complète tout ce que tu sers. Coupe la plus grosse en deux ou trois morceaux afin d’éviter que le cœur pierreux subsiste après que tout le reste sera prêt à manger.
Carottes
Les carottes sont l’enfant du milieu, le plat préféré de personne, mais suffisamment aimé de tous. En règle générale, il vaut mieux les cuire plus que l’on juge nécessaire. Ne te soucie jamais des restes : les carottes gardent leur saveur comme nul autre légume, tant elles s’efforcent de plaire.
Navets et panais
Des légumes prévisibles, robustes et simples, qui ont le goût du caveau à légumes, la chaleur de la pénombre qui couve sous la neige. Le navet est servi écrasé, accompagné d’une cuillerée de beurre et d’une pincée de poivre frais. Le panais est servi comme les carottes, le torse merveilleusement effilé posé nu sur l’assiette.
Légumes verts
La feuille et la tige du navet, bouillies pour être attendries. Le vert foncé des hauts-fonds marins. Aussi aigre que les épinards et meilleur pour toi, la tige molle enroulée autour de ta fourchette, tel le fil d’une bobine, une liqueur verte coulant sur tes lèvres à chaque bouchée.
Chou
Semblable à la laitue, mais plus lourd et plus en rondeur : le plus silencieux et le plus secret de la fratrie. Trop ferme et fibreux pour être mangé cru, fais bouillir le chou en entier jusqu’à ce que les feuilles intérieures soient pâles comme un linge et qu’elles se séparent devant une fourchette comme la mer Rouge face au bâton de Moïse.
Oignons
Tire la poche de larmes hors de sa carapace de papier. N’approche pas le couteau de la chair. Dépose deux ou trois oignons dans la casserole pour éliminer par la cuisson l’odeur piquante du milieu. Manges-en une bonne fourchetée, les couches translucides douces et sucrées comme des quartiers d’oranges, chaque touche d’amertume éliminée par ébullition.
Lorsque la cloche de l’église carillonne, mets tous les légumes à bouillir avec la viande salée. Le pouding de pois est enveloppé séparément dans une étamine ou dans un bout de chiffon et placé à la fin dans la casserole, avant de prendre le chemin de l’église à onze heures moins le quart.
À midi et demi, tout est prêt. Place les légumes dans des plats séparés et les gens se serviront comme il leur plaira. Prends une louche de liquide salé dans la casserole et verse-la sur ta nourriture, ou prends-en une tasse à boire avec ton repas. Protège tes habits du dimanche à l’aide d’un linge ou d’une serviette en coton. Incline la tête avant de manger.
Sois reconnaissant.
* Le « Jiggs’ Dinner » est un mets de base de la cuisine rurale de Terre-Neuve. Il est également appelé « souper du dimanche », car il est habituellement servi ce jour-là, ou bien « souper bouilli » ou encore « souper cuit ». Le mot « Jiggs » est une allusion au personnage de la bande dessinée créée par George McManus, Bringing Up Father. Jiggs, un immigrant irlandais installé en Amérique, se préparait souvent du bœuf en conserve et du chou, à l’instar des habitants de Terre-Neuve, lesquels étaient pour la plupart issus de l’immigration irlandaise, ce qui a forcément eu un impact sur leur cuisine.
Jiggs’ Dinner
Out of bed by seven to leave plenty of time to dress for church. The salt beef in soak overnight to take off the brine: put it on to boil in the largest pot in the pantry. Drain off half the salt water and replace it with fresh every hour. Clear a spot on the counter. Start the vegetables.
Potatoes
Potatoes are inevitable, like grace before a meal. You’ll want a spud for everyone eating, two if they’re smaller than your fist. The skin is mottled brown and spotted with eyes, the flesh is white and damp. The taste is neither here nor there, like its colour, it complements everything you serve. Cut the largest in half or three to avoid stony pits enduring after everything else is ready to eat.
Carrots
Carrots are the middle child, no one’s particular favourite, but well enough liked by all. A good rule of thumb is to cook more than you think you need. Never worry about leftovers: a carrot holds its flavour like no other vegetable, it tries so hard to please.
Turnip and Parsnip
Predictable vegetables, sturdy and uncomplicated, tasting of the winter root cellar, the warmth of darkness smouldering beneath snow. Turnip is served mashed with a tablespoon of butter and a pinch of fresh pepper. Parsnip served like carrot, the beautifully tapered torso laid naked on the plate.
Greens
Leaf and stalk of the turnip, boiled until tender. The dark green of deep water shoals. As tart as spinach and better for you, the limp stalk wrapped around your fork like thread on a spool, a spill of green liquor on your lips with every mouthful.
Cabbage
Similar to lettuce, but heavier and more densely rounded: the quieter and more secretive of two siblings. Too firm and fibrous to be eaten raw, boil the cabbage whole until the inner leaves have paled almost to white and part before a fork like the Red Sea before the staff of Moses.
Onions
Slip the pocket of tears from its papery shell. Do not bring the knife near the flesh. Drop two or three whole onions into the pot to cook the tang from the core. Eat them by the forkful, the translucent layers soft and sweet as orange sections, every bit of bitterness boiled away.
When the church bell peals, place all vegetables to boil with the salt meat. The peas pudding is wrapped separately in cheesecloth or a piece of rag and placed last in the pot, before leaving for church at a quarter to eleven.
By twelve-thirty everything is ready. Take up the vegetables in separate dishes and people will serve themselves as they please. Ladle a spoonful of the salty liquor from the pot over your food, or dip up a mugful to drink with your meal. Protect your Sunday clothes with a linen or cotton napkin. Bow your heads before you eat.
Be thankful.