Les lOOnettes de Molli par Rich Larson
Émilie Laramée
« Elle ne vit pas bien le déménagement, dit le père de Molli. Alors on s’est dit que s’il y avait un moyen, non invasif, non chimique, de lui remonter le moral ou de l’aider à se sentir un peu plus chez elle, un peu plus en sécurité, ce serait bien. Elle porte toujours ses lOOnettes, de toute façon. Vous savez comment sont les enfants.
— C’est seulement que de déménager d’une petite à une grande ville, dit la mère de Molli, les gens sont différents, tu vois? Ils ne se sourient pas. Ils ne s’arrêtent pas pour se dire bonjour. Tout est beaucoup plus rapide et sale. Et plus bruyant. Moi, j’adore ça. Je veux dire : le rythme effréné, l’énergie. Je suis née à New York, tu vois? La ville. Mais Molli n’a jamais vécu ça, et elle a du mal à s’adapter. Elle a eu une petite, euh, une attaque de panique? J’imagine que c’est ce que c’était? Il y a quelques semaines. Ce qui fait que le filtre anti-anxiété lui fera du bien. »
Molli ne dit rien, alors aucun des adultes ne remarqua quand elle s’éclipsa. Sa nouvelle maison était un appartement dans un gros bloc de béton gris et sa nouvelle cour un parc de l’autre côté de la rue, avec du gazon jaune desséché et une aire de jeu en plastique graisseux. En chemin, elle fit passer ses lOOnettes de son cou à ses yeux — elles étaient rose pâle, ses lOOnettes, parce que c’était sa couleur préférée quand ses parents les lui avaient achetées, et elle les aimait toujours, mais secrètement, elle aurait souhaité qu’elles soient vert forêt, sa nouvelle couleur préférée. Elle s’enfonça les écouteurs assortis dans les oreilles.
Les lOOnettes s’activèrent. Molli ferma la maison de poupée numérique dans laquelle elle jouait plus tôt, ce qui lui donna une vue dégagée du parc. Le ciel était gris, mais pas le gris acier couleur tempête qu’elle adorait à la maison, constellé de mouettes et de pétrels tournoyant au-dessus de l’océan. Il était épais et brumeux à cause des vapeurs d’essence de tous les camions bruyants et de la fumée des feux de forêt au nord. Il n’y avait pratiquement rien de vert ou de vivant. Le trottoir était jonché d’ordures éparpillées par le vent. Au loin, elle entendit le crissement de pneus, des coups de klaxon et une voix fâchée.
Elle activa le filtre anti-anxiété et tout se métamorphosa. Le ciel se tinta d’un bleu joyeux orné de nuages blancs et duveteux et d’un soleil jaune vif. Le parc se couvrit de gazon vert et luxuriant qu’elle arrivait presque à sentir. Sur le trottoir, de la mousse remplaça les ordures. Elle entendait toujours les cris, au loin, mais ils étaient déformés, adoucis, mélodiques, plus près d’un oiseau qui gazouille que d’une personne en colère.
Pendant un moment, ce fut agréable de s’amuser dans l’aire de jeu maintenant brillante, avec les écureuils numériques gambadant autour d’elle et le bruit des voitures remplacé par le battement familier des vagues et les cris des oiseaux de mer. Mais avant longtemps, une sensation de malaise apparut au creux de son ventre. Peut-être parce que les bruits de l’océan la rendaient nostalgique. Peut-être parce qu’elle savait que tout était artificiel et loin d’être aussi bien que toutes les vraies choses qu’elle avait dû abandonner.
Un homme passa lentement près d’elle, et il avait un gros sourire pixélisé, comme celui d’un dessin animé, au lieu de la moue habituelle des gens ici. Molli n’aima pas du tout cela.
Elle éteignit le filtre anti-anxiété. Le ciel redevint gris et le gazon du parc reprit son jaune terne. Mais c’était la réalité, et il lui semblait plus facile de bien agripper les barreaux du module d’escalade maintenant qu’ils n’étaient plus aussi étincelants de propreté. Elle entendit aboyer le chien du voisin — pas un vilain bruit, pas vraiment. Pas de quoi la rendre anxieuse, en tout cas.
Elle découvrit une foule de dessins peints sur le mur des toilettes du parc que le filtre avait recouverts. Certains d’entre eux n’étaient que des mots qu’elle ne connaissait pas, écrits en grosses lettres majuscules boursouflées, mais d’autres étaient des visages ou des motifs complexes. Il y en avait un tourbillonnant avec des vignes vert forêt — ou des tentacules — tout emmêlées dans une clôture barbelée comme celle entourant la ferme de ses grands-parents. Il lui plaisait beaucoup, celui-là, et elle le prit en photo avec ses lOOnettes.
Deux garçons lui demandèrent si elle voulait jouer à chat avec eux, et elle accepta, même s’ils étaient un peu plus jeunes qu’elle. Ils lui demandèrent son nom et elle leur répondit Molli au lieu de Molli du Nouveau-Brunswick comme l’avait appelée l’enseignant à l’école. L’un d’entre eux avait les mêmes lOOnettes qu’elle, mais en jaune.
Ses parents voyaient où elle se trouvait sur leur carte, et son père lui envoya un message qui disait qu’il y avait du dessert, mais c’était du pouding au tapioca, pas au chocolat, alors elle continua de jouer jusqu’à ce qu’elle voie la nouvelle collègue de sa mère et sa femme quitter la tour d’habitation. Elles lui firent signe de la main et elle leur répondit d’un geste; les gens s’envoyaient donc eux aussi la main dans la grande ville.
Le ciel commençait à s’assombrir, alors Molli rentra, pas du tout anxieuse. Ce n’était pas si mal, la ville. C’était même un peu excitant, comme disait sa mère, avec les voitures et les gens qui filaient à toute allure. Ses lOOnettes lui rappelèrent le code pour la porte et elle l’entra de son pouce.
Les voix de ses parents à une cadence familière, staccato, et tranchantes comme des couteaux. Molli se figea sur le pas de la porte. Elle sentit quelque chose de froid lui nouer l’estomac. Elle ne voulait pas trembler. Elle détestait trembler. Mais elle sentait que ça venait, sentait ses mains, ses bras, son corps entier se mettre à frémir. Les battements de son cœur s’accélérèrent.
« Au moins, on avait une maison, grogna le père de Molli. Au moins, on avait des amis. De la famille.
— Tu étais au bas de l’échelle, répliqua la mère de Molli d’un ton sec. Tu n’allais nulle part. Absolument nulle part. Et vivre avec tes parents qui étaient toujours là à fucking surveiller mes faits et gestes, tu crois que c’était facile pour moi? Tu crois que ça me plaisait? »
Molli ne voulait pas avoir d’attaque de panique. Elle ne voulait pas que sa mère pleure et fume et que son père boude et fasse les cent pas à cause d’elle. Sa poitrine haletait.
Elle alluma le filtre et entra, jetant un coup d’œil de l’autre côté du mur de la cuisine, le temps de voir le sourire numérique grotesque apposé sur le visage rouge de rage de son père et d’entendre les jurons mélodiques de sa mère en sourdine. Ce n’était pas si mal.
Molli se faufila jusqu’à sa chambre avant qu’ils ne la remarquent.
Commentaire
J’ai choisi le texte de Rich Larson Les lOOnettes de Molli (Molli’s Oggles), car l’invisible y est omniprésent et lourd. On le retrouve sous forme de réalité qu’on ne regarde pas en face, de ce qu’on refuse de voir, d’émotions mal interprétées et incomprises ou qu’on s’empêche d’éprouver, de vérité cachée afin de supposément rassurer et protéger, et de solutions technologiques qui recouvrent d’un voile la réalité.
Les lunettes, qui sont à la base un accessoire du visible et de la vision améliorée censé rendre plus clair et plus vif le réel, sont en fait génératrices de distorsion. Sous prétexte de soigner, d’apaiser, elles modifient et invisibilisent ce réel. Elles font apparaître des choses qui ne sont pas vraiment là et recouvrent d’une image artificielle ce qui s’y trouve véritablement. Ce faisant, elles mettent tout de même en évidence une réalité : celle de l’absence de ce qui devrait être là et que rien ne peut remplacer.
L’invisible se manifeste au début du texte avec les parents de Molli : ils parlent de leur fille à des interlocuteurs inconnus, muets et sans corps dans le texte, comme si elle ne se trouvait pas dans la pièce. Elle n’est qu’un concept désincarné pour eux, un problème à résoudre. Aussi, quand elle s’éclipse de l’appartement, ils ne le remarquent même pas.
L’invisible se retrouve aussi dans les sons qui composent l’environnement de Molli, ceux qui la rassurent ou lui font peur : le bruit des mouettes et des vagues, les aboiements du chien, les jurons de sa mère, lesquels trahissent à leur tour un ressentiment, une insatisfaction, un mal-être plus ou moins définis.
L’invisible est dans la fumée, les odeurs et les vapeurs de ce qui brûle au loin, qu’on devine et qui évoque une menace indistincte, mais présente.
L’invisible se manifeste également dans la distance, mesure invisible, qui imprègne le texte : distance physique entre les villes, distance présumée entre les inconnus, distance émotive qui se creuse entre les parents, distance entre eux et Molli— révélée par les formulations comme « le père et la mère de Molli » au lieu de « son papa et sa maman » et le fait qu’elle ne leur parle jamais, qu’elle ne répond même pas au message de son père au sujet du dessert.
L’invisible se révèle également dans le manque : manque de chaleur humaine, de contacts, de famille, de tissu social. Ce qui manque à Molli, c’est le vivant et la nature, les oiseaux, les vagues, le gazon qu’elle arrive presque à sentir. Ce qui lui manque, c’est une beauté qui ne lui est pas imposée, qu’elle choisit : les graffitis qu’elle prend en photo. Ce qui lui manque avant tout, ce sont ses parents qui ne la voient pas, qui ne comprennent pas la source de son anxiété — ou ne veulent pas la comprendre. Ce qui lui manque et dont elle a tant besoin, ce n’est pas une image artificielle qui le lui donnera.
Cet invisible prend énormément de place dans ce court texte parce qu’il rappelle constamment l’importance de ce qui est ignoré, perdu et tu.
Molli’s Oggle
https://www.vice.com/en/article/43ez4d/mollis-oggles
“The move’s been tough on her,” Molli’s father said. “So we thought, if there was a way, a non-invasive, non-chemical way to give her a little boost or to make her feel a little more at home, a little safer, we thought that might be good. She’s always got her Oggles on anyway. You know how kids are.”
“It’s just moving from a small town to a big city,” Molli’s mother said. “People are different, you know? They don’t smile at each other. They don’t stop and say hi. Everything’s a lot faster and dirtier and noisier. Me, I love it. I mean, the pace of it. The energy. I was born in NYC, you know? New York. But Molli’s never experienced that, and the adjustment is hard. She had a little, a panic attack? I guess you’d call it? The other week. So the anxiety filter will be good for her.”
Molli said nothing, so none of the grown-ups noticed when she slipped out the door. Her new house was an apartment in a big gray block of concrete and her new yard was a park across the street with withered yellow grass and an oily plastic playground. As she walked there she pulled her Oggles up from around her neck — they were pale pink, because that had been her favorite color when her parents bought them for her, and she still liked them but secretly wished they were forest green, her new favorite color. She nestled her matching earbuds into place.
The Oggles blinked to life. She closed the digital dollhouse she’d been playing in earlier, giving her an unobstructed view of the park. The sky was gray, but not the steely stormy gray she’d loved back home, dotted with gulls and petrels wheeling out over the ocean. It was thick and hazy with gasoline fumes from all the noisy trucks and with smoke from the forest fires up north. Hardly anything was green or growing. The sidewalk was strewn with bits of blown trash. In the distance there was a screech and a honking horn and a mad voice.
She flipped the anxiety filter, and everything changed. The sky turned a cheerful blue with fluffy white clouds and a bright yellow sun. The park was covered with lush green grass she could nearly smell; the sidewalk sprouted moss instead of garbage. She could still hear the distant shouting, but it was distorted, softened, sing-song, more like a warbling bird than an angry person.
For a while it was nice, playing on the now-shiny playground with digital squirrels scampering around her and the traffic noises replaced by the familiar percussion of waves and crying seabirds. But before long she got a queasy feeling in her stomach. Maybe because the ocean sounds were making her homesick. Maybe because she knew that it was all very fake and nowhere near as good as the real things they’d left behind.
A man sauntered past, and he had a big pixelated smile like a cartoon instead of the usual frown people wore here. Molli didn’t like that at all.
She flipped the anxiety filter off again. The sky turned gray again, and the park’s grass went back to dull yellow. But it was real, and it felt easier to grip the climbing frame hard now that the bars weren’t all sparkly clean. She heard the neighbor’s dog barking, which wasn’t a bad sound, not really. It wasn’t something that made her feel anxious.
She found a bunch of paintings on the wall of the park’s bathroom that the filter had covered up. Some of them were just words she didn’t know, done in big bubbly capital letters, but some were faces or intricate designs. There was a swirly one with forest green vines, or else tentacles, all tangled up in a barbed wire fence like the one around her grandparents’ farm. She liked that one a lot and snapped a picture with her Oggles.
Two boys asked her to play tag with them, and she did it even though they were a little younger than her. They asked for her name and she said Molli, instead of saying Molli from New Brunswick how the teacher had called her at school. One of them had the same Oggles she did, but yellow.
Her parents could see where she was on their map, and her dad chatted her that there was dessert but it was tapioca pudding, not chocolate, so she kept playing until she saw her mom’s new co-worker and her wife leaving the apartment block. They waved; she waved back, which meant people did wave to each other in the big city.
The sky was getting dark, so Molli headed back inside, not feeling anxious at all. The city wasn’t so bad. It was even kind of exciting, how her mom kept saying, with the rushing cars and rushing people. Her Oggles reminded her of the door code and she thumbed it in.
Her parents’ voices in a familiar cadence, staccato and sharp like knives. Molli froze in the entryway. The pit of her stomach sloshed cold. She didn’t want to shake. She hated shaking. But she could feel it coming, feel her hands and arms and her whole body start to tremble. Her heart sped up.
“At least we had a house,” Molli’s dad growled. “At least we had friends. We had family.”
“You were entry level,” Molli’s mom snapped. “It was going nowhere. Absolutely nowhere. And living with your parents always hovering over my fucking shoulder, you think that was easy for me? You think I liked that?”
Molli didn’t want to have a panic attack. She didn’t want another thing that would make her mom cry and smoke and her dad sulk and pace. Her chest heaved.
She flipped the filter and stepped inside, peering around the kitchen wall to see the goofy digital smile retouching her dad’s red-mad face, listening to the muted sing-song of her mom’s cursing. It wasn’t so bad.
Molli crept off to her room before they could notice her.