On the other side of the poem
by Rachel Korn
Chantal Ringue
On the other side of the poem
On the other side of the poem, an orchard
In the orchard, a house with a thatched roof
Three pine trees towering, speechless
Three watchmen standing at attention
On the other side of the poem, a fledgling
A golden brown fledgling with a reddish breast
Every winter it returns here
And hangs, like a bud in the naked bush.
On the other side of the poem, a path
As thin and sharp as a hairline fissure
And someone wandering, lost in time
Treads on the path barefoot, in silence
On the other side of the poem, miracles happen
Even now, on this day, gloomy and gray
When on the window-pane blows still
The feverish longing of a painful hour.
On the other side of the poem, my mama appears
Standing in the doorway, lost in thought
Calling me home as long ago, long ago
–You’ve played enough, don’t you see ? It is nighttime.
On the other side of the poem
Ici se termine l’exégèse des poèmes de Rachel Korn.
Elle est née à Przemyel, un shtetl, une petite bourgade de Pologne. En vérité, elle est née de l’autre côté du poème. Fun iener zayt lid.
Après avoir publié ses premiers textes en polonais, elle a commencé à écrire en yiddish. Les persécutions des années de la guerre de 1914-1918 l’ont incitée à poser ce geste tranchant, décisif. C’était aussi un geste politique. Avec la Seconde Guerre, un coupure s’est insinuée entre Rachel et son passé; il y eut des morceaux d’elle en Ouzbékistan, à Moscou, à Stockholm.
On the Other Side of the Poem. Ce titre l’indique clairement : on ne peut se fier à la surface des choses, pas plus qu’aux premières lignes d’un poème. Il faut gratter, écorcher la feuille blanche pour voir apparaître quelques ombres dansantes sur le grain du papier. Depuis le silence profond de la clairière, à travers l’enfilade de troncs, elle entend le chant des morts s’élever. Voilà pourquoi dans ses poèmes « [c]haque mot est un point d’interrogation, et chaque vers, un cri qui retentit sans échos6 », ainsi que l’a bien vu Élie Wiesel. De l’autre côté du poème, il y aura toujours le visage de sa mère. Sa mère à qui elle n’a pas eu l’occasion de dire Au revoir.
Ma mère, la plus loyale des auditrices de mes premiers poèmes, qui pleura avec moi sur le destin des pauvres et des malheureux… repose quelque part dans la forêt, une balle allemande plantée dans le cœur, dans un cœur qui était rempli d’amour pour l’humanité, les animaux, les champs, les forêts et la plus fine lame d’herbe… Mes poèmes sont la continuation de sa vie, qui a été prématurément écourtée7.
Question lancinante : où était sa mère durant ses derniers instants ? Maintenant que sa mère repose sans tombeau dans un bois en Pologne, c’est dans un temps immobile que se réfugie Korn. Elle plante ses racines sur la montagne en s’entourant d’une communauté végétale. Par-delà la violence et l’horreur, la poète réalise une puissante synthèse entre le lien organique avec les arbres et les générations.
Maintenant, elle cherche la vie des arbres, elle dit au revoir et je le dis avec elle. Comme son mari assassiné, comme sa mère assassinée, comme tous les voisins de son village, comme tous les frères et les sœurs du Yiddishland dont on entend le chant percer à travers les nuages, depuis les confins du XXe siècle.
Je relis ses poèmes et je sens à chaque ligne la nostalgie d’une époque révolue. D’un monde disparu. Celui de l’avant-guerre, le paradis yiddish de Der Nister d’Avraham Sutzkever et de Marc Chagall, accentué par les sonnets allégoriques d’un Rainer Maria Rilke et d’un Bogumil Solesman. Rachel Korn emporte cette nostalgie, elle la fait entrer dans l’espace du poème, d’où s’élève une musique contemporaine aux accents spirituels, presque religieux, un peu comme dans la pièce Fratres d’Arvo Pärt.