Patrick Lane : Pour Gwendolyn MacEwen
Par Jean-Marcel Morlat
Pour Gwendolyn MacEwen1
Aujourd’hui, j’ai enseigné « Sombres pins sous l’eau » et maintenant il est presque trop tard pour se demander ce que tout cela veut dire. Autrefois, je croyais comprendre, mais tout est imparfait, nous principalement. N’est-ce pas ce que tu nous as appris? Lecture silencieuse, c’est comme cela que se nomme cet enseignement, les étudiants descendant leur main jusqu’au poignet dans ton lac sombre et imaginaire, l’engourdissement qui survient si rapidement en février, la glace brisée et le corps apprenant ce que le froid peut faire à l’esprit. Pour eux, ce n’étaient que des mots, pour moi aussi, sans le solitaire. Te rappelles-tu la fois où nous étions assis dans ton appartement à boire du scotch et à parler des poètes et de leurs poèmes? Tu n’arrêtais pas de balayer de la main une mèche de cheveux qui te retombait sur les yeux. J’adorais ton rire. Moi? Une fois encore, n’ayant nulle part où aller, j’ai pioncé sur ton plancher. C’était Toronto, en ce temps-là. J’aimais ça que tu me laisses dormir seul. Je payais mes plumards à l’époque, celui-là tu me l’as offert gratuitement. Plus tard, nous avons parlé de Lawrence et de son Les sept piliers de la sagesse, de ses années dans le désert. De ton « Manzini ». Je n’arrêtais pas d’y revenir. Comme tous les bons poèmes, il n’offre nulle évasion au-delà de l’écoute, au-delà du cercle que tes mots dessinent toujours autour de moi. Cet ordinateur n’arrête pas de me dire que je me trompe. Il dessine des lignes de couleur sous les fragments, me dit qu’il n’y a pas de u à couleur2, pas de structure à mes lignes. Il dit qu’il n’y a pas de Manzini. Peut-être qu’il n’y en a pas sauf dans les poèmes, les cirques et les attractions, l’homme tatoué, la femme à barbe, le nain, l’albinos, les monstres que j’aimais quand j’étais môme. Toi aussi, tu les aimais. Comme tu as ri quand je t’ai conté l’histoire de la dame au goitre. Je l’avais suivie lorsque j’étais petit, et elle s’était arrêtée et m’avait soulevé pour me laisser toucher la grosseur suspendue à sa gorge, ce sac pendant de chair. J’avais sept ans et je pensais que la beauté était la souffrance que l’on infligeait aux petits garçons. Je pense que tu voulais que Lawrence soit simplement un homme. Comme la manière de penser d’une femme est étrange. Lorsque j’étais dans ma dernière pièce à essayer d’avaler une gorgée de sang j’ai pensé à toi, à la bouteille de vodka presque vide, au matin qui s’en venait, le sommeil étant la seule chose que je puisse imaginer, quelle que soit la profondeur à laquelle on descend. Plus je me rapproche de tes poèmes, plus je me sens mal. Mes étudiants essaient, mais personne ne peut leur dire qu’ils doivent descendre plus profondément que leur poignet dans les eaux du sombre lac. Je me souviens de si peu maintenant. Gwen. Écoutez, il y avait ce garçon…
1 Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 459-460. Copyright © to the Estate of Patrick Lane. Il est publié ici avec l’aimable autorisation de Lorna Crozier, exécutrice testamentaire de Patrick Lane.
2 En anglais américain, on écrit color sans u, alors que l’anglais canadien conserve la graphie anglaise (colour). Le traitement de texte est très certainement réglé sur une orthographe américaine.
For Gwendolyn MacEwen
I was teaching “Dark Pines under Water” today and now it’s almost too late to wonder what anything means. I used to think I understood, but everything’s imperfect, mostly us. Isn’t that what you taught us? A close reading is what this teaching’s called, students lowering their hand up to their wrists in your dark imagined lake, the numbness that comes so quickly in February, the ice broken and the body learning what cold can do to the mind. To them they were only words, to me too, without the lonely. Remember the time we sat in your apartment drinking scotch and talking about the poets and their poems? You kept brushing a lock of hair away from your eyes. I loved your laughter. Me? I had nowhere to go again, slept on your floor. It was Toronto, back in the day. I loved that you let me sleep alone. I paid for my beds back then, that one you gave me free. Later, we talked about Lawrence and his Seven Pillars of Wisdom, his years in the desert. Your ‘Manzini.’ I kept going back to him. Like all good poems he offers no escape beyond the listening, beyond the circle your words draw around me still. This computer keeps telling me I’m doing things wrong. It draws coloured lines under the fragments, tells me there’s no u in colour, no structure to my lines. It says there’s no Manzini. Perhaps there isn’t except in poems, circuses and sideshows, the tattooed man, the bearded lady, the dwarf, the albino, the freaks I loved when I was a boy. You loved them too. How you laughed when I told you the story of the lady with the goitre. I followed her when I was a child and she stopped and let me up to touch the growth that hung from the growth that hung from her throat, that pendulant bag of flesh. I was seven years old and thought beauty was the suffering you gave to little boys. I think you wanted Lawrence to be simply a man. How strange a woman’s thinking is. When I was in my last room trying to swallow a mouthful of blood I thought of you, the bottle of Vodka almost gone, morning coming on, sleep the only thing I could imagine, the kind of sleep only the dead drunk know, the dreaming so terrible there is nothing to remember no matter how far down you reach. The closer I get to your poems the worse I feel. My students try, but there’s no telling them they have to go deeper than their wrists in dark water. I remember so little now. Gwen. Listen, there was this boy…