Taapoategl & Pallet : récit mi’kmaw de déclin et de survie par Peter J. Clair

Sophie Lavoie

Extrait du roman

C’était une époque de territoires fluides; la terre ne s’était pas encore remise du tremblement de terre européen. Les visiteurs se répandaient frénétiquement de tous les côtés et les plaies entrouvertes de l’histoire devenaient béantes. Les poissons avaient été presque éliminés, les animaux savaient pourquoi ils se retrouvaient si peu nombreux; les fourrures avaient disparu et les anciennes forêts où les Nigmag avaient vécu et élevé leurs familles avaient été brûlées. La prime aux scalps avait été adoptée et des groupes de chasseurs de scalps rôdaient dans la région entière à la recherche de tous les Nigmag qu’ils pouvaient dénicher. 

C’était l’été et les Nigmag ramassaient des palourdes et pêchaient pour enrichir leur alimentation. Ils vivaient la plupart du temps de la forêt, mais avaient besoin de fruits de mer aussi. C’était l’occasion d’enseigner aux jeunes les techniques de pêche de leurs ancêtres. Tout le monde était au courant du danger des chasseurs de prime et prenait toutes les précautions pour les éviter.

Deux femmes et deux hommes avaient été envoyés ramasser des palourdes sur la rive. Un autre groupe posait des écluses à poissons dans une rivière peu profonde qui coulait vers l’océan. Un troisième groupe ramassait de l’herbe sacrée. Pendant que les pêcheurs étaient sur la rive, les autres membres de la famille construisaient en silence un camp dans la forêt avoisinante. On avait dit aux six enfants de jouer en silence à un jeu de mémoire qui nécessitait treize paires de galets plats. Chaque paire arborait le même dessin. On les mélangeait et on les mettait sur le sol avec les dessins vers le bas. Les enfants en ramassaient un, puis devaient essayer de retrouver l’autre pierre avec le même dessin. Chaque paire assortie était mise de côté et le jeu continuait jusqu’à ce que toutes les paires soient retournées. Certains enfants ne pouvaient pas s’empêcher de glousser quand ils trouvaient une paire de pierres. On leur rappelait de ne pas faire de bruit. 

Les adultes ramassaient des branchages et des bâtons pour fabriquer des anapiigans et des oigoôms [cabanes]. Ils ramassaient en même temps du bois très sec pour que le feu de camp ne fasse pas de fumée. Une jeune femme dans le dernier trimestre de sa grossesse faisait le guet dans une clairière au-dessus du camp. Elle avait un cor à orignal fait d’écorce de bouleau et était prête à sonner l’alarme si elle apercevait des chasseurs de prime.

Quand les pêcheurs de palourdes sont rentrés, il y a eu beaucoup d’activité pour préparer le festin. De l’eau propre de l’océan a été recueillie dans un contenant en écorce de bouleau et placé dans un gros oôo [bol]. Des pierres chauffées dans le feu ont été mises dans l’eau pour cuire les palourdes. Les Nigmag aimaient faire cuire leurs palourdes dans de l’eau de mer; le sel naturel les agrémentait bien. Ce soir-là, personne n’a raconté d’histoires, et ils ont laissé le feu s’éteindre de lui-même. Les liseurs de marée se sont assis à même le sol pour planifier leur trajet du lendemain; ils allaient aux rochers de Rise and Fall. Ils y seraient en sécurité entre les anciens lieux de sépulture. Avant que la noirceur n’engloutisse la côte, tout était prêt : les canoés étaient réparés, les enfants dormaient en sécurité, et l’herbe sacrée avait été tressée. 

Sans que les Nigmag le sachent, les chasseurs de scalps les observaient de la forêt avoisinante.

À l’aube, dans la pénombre, les chasseurs sont descendus tranquillement jusqu’au camp nigmag. Le bruit des balles de mousquet a fendu l’air comme des frelons en colère cherchant la chair chaude. Réveillés en sursaut, plusieurs Nigmag terrifiés sont tombés en silence comme des galets sur la plage. Quelques chasseurs et une nuée de balles de mousquet ont abattu les enfants qui hurlaient en courant vers les bois. D’autres enfants ont suivi les adultes qui se précipitaient vers la mer mais ont été happés par des tirs de mousquets.  

Seul le créateur sait pourquoi, même avant qu’ils ne s’en rendent compte, les Nigmag ont été réduits au silence. À présent, les chasseurs respiraient tous péniblement. Semblant presque avoir des regrets, les chasseurs, stoïques, se sont rassemblés en cercle au bord de l’eau. Ils croyaient qu’ils avaient rendu le monde meilleur : ils s’étaient débarrassés de ce fléau. 

Ensuite, la prochaine étape de cette macabre célébration a débuté. Empoignant leurs couteaux bien affutés, les chasseurs ont recueilli avec minutie les preuves sanglantes grâce auxquelles ils obtiendraient leurs généreuses primes. Les chasseurs seraient payés cinq guinées par le gouvernement colonial européen pour chaque scalp d’homme, et encore plus pour les scalps de femmes et ceux d’enfants. Ces gages permettraient aux cousins de se ravitailler et d’enrayer la faim. L’argent des primes les aiderait aussi à s’installer comme fermiers, à construire des bateaux et à s’engager dans d’autres entreprises.

Parfois un cri résonnait, suivi d’une détonation et, ensuite, le silence. À un moment, un bruit a résonné, comme l’effet de l’air qui pénètre les poumons d’un nouveau-né, puis le silence est revenu. La collecte de primes était terminée. Du liquide amniotique avait éclaboussé un rocher qui dépassait de l’eau sur la berge. Les corps mutilés ont été entassés, d’autres jetés à la mer et d’autres encore abandonnés au bord de l’eau. Tel un trophée, un mort-né de huit mois, désormais sans chevelure, gisait sur la pile de cadavres. 

 

Taapoategl & Pallet: A Mi’kmaq Journey of Loss & Survival

Commentaire

Les facettes de l’invisible

On entend souvent que les voix autochtones ont été invisibilisées au Canada; les écrivain.e.s autochtones qui choisissent de mettre leurs histoires sur papier font face à de nombreux obstacles (écriture en langue non officielle, maison d’éditions rares, distribution compliquée). Les traditions orales des autochtones y ajoutent des aspects ésotériques et rendent malléables les événements historiques et les légendes transmises de génération en génération. De plus, la spiritualité autochtone incorpore l’immatériel au quotidien et, ce faisant, joue avec des aspects de la « réalité » visible.

Dans le texte de Peter J. Clair, plusieurs aspects appellent à la (in)visibilité de façon fascinante. 

En premier lieu, l’obligation de silence imposée aux personnages autochtones par d’autres personnages autochtones dans le texte a pour but de les rendre invisibles dans la nature, comme le veut la symbiose de leur genèse avec la terre dans leur cosmologie. Du moins, dans le récit, le silence est le but souhaité. Malheureusement, l’invisibilité recherchée n’est pas atteignable, car les chasseurs de prime talonnent et anéantissent le groupe d’autochtones, malgré leur immense discrétion. 

Dans l’extrait choisi, l’auteur met en valeur les sons naturels. À la lecture, les bruits de la nature ne sont pas décrits mais demeurent présents, en filigrane, dans le texte : les sonorités du vent dans les arbres, le clapotis de l’eau sur la rive, les courants dans la rivière, le crépitement du feu. Ce sont des bruits de la nature souvent imperceptibles à l’ouïe, des bruits blancs authentiques.

L’ambiance sonore décrite est presque muette dans ce passage, avec des bruits sourds, qui se veulent étouffés, comme les gloussements de rire des enfants qui tentent de demeurer silencieux. Les instruments qui pourraient faire du bruit sont silencieux pour la majorité du texte : le cor à orignal ou le conteur, par exemple. Le passage se déroule dans un silence humain presque total, sauf pour le bruit des balles qui vient l’interrompre si violemment.

En dernier lieu, il y a une invisibilité métaphorique dans cet extrait du roman de Peter J. Clair qui convie la mémoire du génocide des peuples autochtones qui a eu lieu sur le territoire appelé le Canada. Décrire un évènement si marquant et brutal rappelle les nombreux torts qu’ont subi les autochtones, tout comme les découvertes des lieux de sépulture dans les pensionnats autochtones et le mouvement pour rappeler l’existence des centaines de femmes et filles autochtones tuées ou disparues dans les dernières années. L’extrait de Clair est un galet, comme dans le jeu de mémoire des enfants dans ce passage, pour qu’on se souvienne du contexte plus ample.

 

Bibliographie

Beard, Laura J. (2000). « Giving voice: Autobiographical/testimonial literature by First Nations women of British Columbia », Studies in American Indian Literatures, vol. 12, no 3, p. 64-83. 

Dubé, Catherine et Guillaume Leclaire-Marceau (2019). « Atelier : Parler contre le silence: La poésie autochtone de Natasha Kanapé Fontaine », 9na Edición de la Conferencia Científica Internacional de la Universidad de Holguín. [En ligne], (page consultée le 20 septembre 2021)

McCarthy, Katherine et R. J. Parker. (2016). Invisible Victims: Missing and Murdered Indigenous Women, Toronto, VP Publications, an imprint of RJ Parker Publishing, Inc.

Novikova, Natal’ja. (2015). « Sur quoi les autochtones gardent le silence et pourquoi », Études finno-ougriennes, vol. 47. [En ligne], (page consultée le 20 septembre 2021)

Recht, Jo. (2009). « Hearing indigenous voices, protecting indigenous knowledge », International Journal of Cultural Property, vol. 16, no 3, p. 233-254.