Tout le paysage à l’ombre par Romina Funes
David Brême
Je mets mon doigt sur ton front
et je le laisse
jugement
raison
talent
acuité
te souviens-tu des propriétés ?
cillement de paupières
j’insiste pour les montrer
toujours tentée de dire
hauts soleils et l’éclat
peut-être oublions-nous trop vite
simplicité
simplicité
peut-être que c’est la volonté
maintenant et sous cette lumière.
__________
Avec un rigoureux équilibre
l’un l’autre
nous nous ponçons les yeux
si nous précipitions le geste
nous saignerions à mort
mais nous avons de la patience :
nous voulons nous voir.
__________
Rien de plus que la vision première
ferme abrupte
comme toi et moi
entiers et vides
vivants quand on enlève les détails.
__________
Entre penser ou écrire
je choisis de t’arracher
connotations et adjectivations
simulent un décorum inutile
je me concentre
je déchire en entier
et en morceaux
les premières lueurs
rien ne me distrait.
__________
La voix étendue
et de la même forme la neige
bien qu’en dessous
la silencieuse mesure de mon être
transparaisse
et nous sourions tous les trois
gentiment disproportionnées.
__________
Une feuille de menthe
siffle le nom qui nous rassemble
dans le cube noir
la feuille encore sourde à la peau grandit
nous sommes la moitié de vision je te le dis
alors qu’ils pâlissent et meurent
autour du pot
ceux qui n’ont pu nous vaincre
je mords tes lèvres et je mords la feuille :
en dessous brille foisonnante et intacte la racine.
__________
Ainsi peut-être fonctionne le matin
m’approcher
te montrer mes genoux
la pierre dans le menton
si immense le bleu dont nous ne parlons pas
implicite comme la friche
comme des feuilles à l’envers
tu me vois
nous nous voyons
tomber
dévier
nous trouver
dans les petites formes
les pionniers disaient
nous avons besoin de pionniers
de gens qui viennent et se propagent
à combien sont vendues les pièces ?
qui rectifie ?
quel est le pourcentage d’absorption ?
ainsi peut-être fonctionne
avec son éponge entre les métaux
la nette silhouette de quelque vendeur
la question de l’heure de la météo
la décision de prendre ou non le parapluie pour les réunions
si immense le bleu dont nous ne parlons pas
ainsi peut-être
ma main ouverte sur ton abîme.
__________
Il suffisait de rire pour qu’on fasse voler en éclats
la pierre la terre l’hiver
d’abord tout devenait vert
puis on sentait l’eucalyptus
ensuite les gens qui passaient
tendaient leurs mains
et disaient que c’était incroyable.
__________
Dans l’après-midi des petites gouttes
J’étreins le bouquet
où cela a-t-il commencé ?
quand cela est-il arrivé ?
comment cela s’est-il passé ?
ici sur mon dos
au point exact
où la fleur t’attaque dans son autonomie
et nous émerveille la précarité du geste
l’image complète en un point
mes jambes qui ouvrent grand
leurs chairs
et chargent les pêcheurs
pour qu’ils flirtent la nuit.
__________
Dire vie
et la tracer
me donner
seulement
nous donner et attendre
sans que ce soit beaucoup
nous attendre
je leur permettrai l’écorce
(ils n’ont pas besoin de plus)
toi et moi à l’intérieur
(nous ne pouvons pas moins)
les yeux noirs sous cette lumière
noirs les miens sous celle-ci
révèlent les formes et te laissent aller
assoient un enfant sur tes genoux
disent cet enfant est le mien
te montrent comment et quand cuire
le pain
tu verras très bientôt ils cesseront
la question de la fatigue comme loi générale
le verre de whisky et une rivière au milieu
le grand fauteuil au milieu
et l’exercice semble presque réel
l’hiver est parti ce matin
le verre dans la même mesure que le soleil
à peine une fraction
limite de tout pour cesser d’être et commencer
je te dirai ne pars pas
il fait bon ici je peux me donner
je dis
ne pars pas
je crie
ne pars pas s’il te plaît!
choisis d’abord une de mes mains:
tel sera peut-être ton prix.
Commentaire sur la traduction littéraire de poèmes de Romina Funes sculptant l’invisible à contre-jour ou en lumière tamisée
D’abord, l’écriture poétique cache autant qu’elle montre étant donné que sa puissance d’évocation tient en grande partie à la capacité du lecteur à associer les images et les sonorités pour recréer un sens connoté, mais invisible. Sur un plan socioéconomique, la poésie est, d’une part, magnifiée et donnée à étudier à l’école et, d’autre part, invisibilisée, car ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle donne aux poètes un revenu leur permettant de vivre de leur plume.
D’emblée invisible pour ces deux motifs, la traduction poétique l’est davantage encore, étant donné que le travail du traducteur consiste à s’effacer devant l’œuvre à traduire pour lui redonner sa musique dans la langue cible, ce qui requiert un labeur de joie à l’ombre des ombres du monde, quitte à se bander ses yeux, à chuchoter et à dialoguer avec l’autrice pour chaque vers en zoomant un à un les textes et en laissant le poème espagnol de sa langue faire émerger le poème en français.
Enfin et surtout, la magie des poèmes de Romina Funes procède particulièrement en faisant apparaître par touches un trait, un éclair, un non-dit, un (in)visible que percevront finalement ceux habitués à lire sous une lumière tamisée, à contre-jour et les yeux ouverts.
La traduction littéraire redouble cette thématique de l’œuvre tracée rendant visible l’invisible comme des ombres japonaises, faisant voir « tout le paysage à l’ombre ». La revue ellipse, dont le nom évoque autant la révélation par l’évocation que l’éclipse du dire pour s’entendre entre jour solaire et nuit lunaire, serait l’ouverture idéale pour que les lecteurs francophones puissent découvrir les poèmes indicibles et invisibles de Romina Funes dans une langue parfois surprenante, mais fidèle au tissage poétique visible à contre-jour, retissée fil à fil en dialogue continu avec l’autrice afin que leur lumière transparaisse dans la nuit.
Llevo mi dedo a tu frente
y lo dejo
juicio
razón
talento
agudeza
¿recordás las propiedades?
parpadean
insisto en mostrarlos
tentada siempre por decir
soles altos y el brillo
tal vez olvidemos muy rápido
simpleza
simpleza
puede que sea la voluntad
ahora y bajo esta luz.
__________
Con riguroso equilibrio
el uno al otro
nos lijamos los ojos
si apuráramos el acto
moriríamos desangrados
pero tenemos paciencia:
queremos vernos.
__________
Nada más que la primera visión
firme abrupta
como vos y yo
completos y vacíos
vivos cuando quitamos los detalles.
__________
Entre pensar o escribir
elijo arrancarte
connotaciones y adjetivación
simulan un decoro innecesario
yo focalizo
desgarro enteras
y por partes
las primeras luces
nada me distrae.
__________
La voz tendida
y de la misma forma la nieve
aunque por debajo
la silenciosa medida de mí
asome
y sonriamos las tres
gentilmente desproporcionadas.
__________
Una hoja de menta
silba el nombre que nos contiene
dentro del cubo negro
la hoja sorda todavía de piel crece
somos la mitad de la visión te digo
mientras palidecen y mueren
alrededor de la maceta
aquellos que no pudieron con nosotros
muerdo tus labios y muerdo la hoja:
debajo brilla excesiva e inmune la raíz.
__________
Tal vez asi funcione la manaña
acercarme
mostrarte las rodillas
la piedra en el mentón
es tanto el azul del que no hablamos
subyace como el páramo
como las hojas en el costado
me ves
nos vemos
caer
desviar
encontrarnos en las formas pequeñas
pobladores decías
necesitamos pobladores
gente que venga y propague
¿a cuánto se venden los pedazos?
¿quién rectifica?
¿cuál es el porcentaje de absorción?
tal vez asi funcione
con su esponja entre los metales
la silueta limpia de algún vendedor
la pregunta sobre la hora el pronóstico
La decision de llevar o no el paraguas a las reuniones
es tanto el azul del que no hablamos
tal vez así
mi mano abierta en tu abismo.
__________
Con solo reír desintegrábamos
el cascote la tierra el invierno
primero todo se ponía verde
y nosotros olíamos a eucalipto
después la gente que pasaba
extendía las manos
y señalaba que no podía ser.
__________
En la tarde de las pequeñas gotas
aprieto el racimo
¿dónde comenzó?
¿cuándo fue?
¿cómo era?
aquí sobre mi espalda
en el punto exacto
en que la flor te arrolla con su autonomía
y nos maravilla la precariedad en el gesto
la imagen completa en un punto
mis piernas que abren de par en par sus tejidos
y embisten a los pescadores para elogiar la noche.
__________
Decir vida
y delinearla
darme
uno solo
darnos y esperar
sin que sea mucho
esperarnos
les permitiré la corteza
(no necesitan más)
vos y yo adentro
(no podemos menos)
ojos negros bajo esa luz
negros los míos bajo esa
revelan las formas y te dejan ir
sientan a un niño en tu regazo
dicen ese niño es mío
te muestran cómo y cuándo se hornea el pan
ya verás pronto dejarán
la cuestión del cansancio como ley general
el vaso de whisky y un río en el medio
la gran silla en el medio
y el ejercicio hasta parece real
se ha ido el invierno esta mañana
el cristal en la misma medida del sol
apenas una fracción
límite de todo para dejar de ser y empezar
diré no te vayas
está cálido aquí puedo darme
digo
no te vayas
grito
¡no te vayas por favor!
elegí primero una de mis manos:
tal vez éste sea tu premio.