Writing and Translating the Intimate: Vital Signs, a work of digital literature about food by Geneviève Sicotte

Sherry Simon & Geneviève Sicotte

Bone-Meat

Un musée imaginaire des nourritures
Geneviève Sicotte

Les aliments ont un langage secret. Ils nous parlent, et ils parlent de nous. Dans la trame de notre existence, au fil du temps, ils deviennent des signes. Avec Signes de vie, j’ai voulu essayer de comprendre ce langage secret. J’y évoque des nourritures qui ont joué un rôle marquant dans ma vie, qui m’ont troublée, m’ont émue, m’ont transformée. C’est ce que j’appelle mon « musée imaginaire des nourritures ». Prenant la forme d’un site web, l’œuvre est de forme hybride et mêle la vidéo, la musique, la voix et le texte. Elle comprend trois zones qui dialoguent les unes avec les autres.

La première zone est intitulée « Infra ». Elle contient des micropoèmes parfois énigmatiques, qui vont s’éclairer grâce aux récits qui seront racontés dans la zone suivante. L’environnement sonore de ces micropoèmes est composé de mots chuchotés et de touches musicales éthérées. C’est qu’ici les mots existent à peine, il n’y a encore que des bribes de langage qui trouvent davantage de sens à mesure que l’utilisateur explore le musée imaginaire. Par leur présentation visuelle qui met en avant la sensorialité et la matérialité, ces micropoèmes permettent de conférer aux aliments leur dimension vécue.

La deuxième zone, qui est aussi la zone centrale, s’intitule « La vie même ». Elle comprend six courtes vidéos avec narration audio et musique. Dans une narration, je me remémore une marionnette d’enfance appelée « Os-Viande » à laquelle j’associe la consommation satisfaisante mais douloureuse de viande crue. La cueillette de framboises, solitaire et presque sauvage, conduit dans « Été » à une reconquête de soi par l’immersion dans la nature. Dans « Privation », des légumes-racines suscitent un récit sur le besoin et la résilience. J’aborde la maladie et la mort dans « Deuil » en relatant un repas de homard qui devient une sorte de rite funéraire. Les images sont évocatrices et non seulement illustratives; elles introduisent parfois des décalages obligeant à un déchiffrement. Si chacun de ces brefs récits possède son arc narratif, l’ensemble forme aussi une trajectoire totale, une sorte d’autobiographie par l’aliment. Le thème du manque affectif, incarné dans un rapport à la nourriture, en est l’enjeu essentiel. Et ultimement cet enjeu s’apaise, comme si le fait de dire le manque permettait de le réparer. La narration audio, qui fait appel à la texture intime de la voix, traduit cette dimension de quête personnelle; la musique enrichit aussi la tonalité affective de chaque récit.

La troisième zone, « Hors-champ », quitte le domaine de l’image et de la narration audio pour proposer de courts essais réflexifs. Dans une langue de l’entre-deux qui emprunte à la théorie et à la poésie, j’aborde divers sujets : les rêveries que suscite la cuisine, les rituels associés à la nourriture, la violence et la mort qui semblent souvent liées à l’acte de se nourrir.

Le ton introspectif et méditatif est un aspect important de l’œuvre. Contre la rapidité, la fugacité et le spectaculaire qui dominent l’univers numérique et certaines productions culturelles, je propose un parcours lent, affectif, qui est aussi une expérience sensorielle. Les gros plans, les manipulations tactiles montrées à l’écran, ainsi que la voix intime et charnelle sont autant de choix qui rendent l’aliment présent et font affleurer sa concrétude. Il s’agit d’injecter dans le numérique une matérialité permettant de parler des nourritures sans les désincarner, afin qu’elles puissent nous toucher et nous émouvoir.

 

Un processus de traduction unique

L’œuvre a d’abord été conçue pour être présentée lors de l’exposition « What is Food? », tenue à l’Espace 4 de l’Université Concordia en novembre 2018 (un site web documente cette expo). Dans cette première itération, elle était centrée autour des vidéos de la deuxième zone, « La vie même ». Comme cette exposition se tenait dans une université de langue anglaise, je souhaitais que l’œuvre soit accessible d’emblée dans les deux langues. Sherry Simon a accepté de traduire en anglais les textes que j’écrivais en français.

Cette œuvre était pour moi une première expérience de recherche-création. J’explorais de nouveaux territoires bien éloignés des articles scientifiques que j’avais l’habitude de publier, et j’étais donc en quête de commentaires. Cela a eu un impact sur le processus de traduction. Étant donné les délais serrés de production de l’exposition, je rédigeais mes textes tout en les soumettant au fur et à mesure à Sherry. On pourrait décrire cela comme une traduction en quasi-simultané! Cette situation a créé un processus très dynamique car tant que nous n’en étions pas à l’étape de l’enregistrement en studio des narrations, les textes pouvaient évoluer. Cela a fait en sorte que Sherry est devenue l’une de mes premières lectrices : sa traduction s’est accompagnée d’une démarche de lecture critique. Nous nous rencontrions dans un petit café et, en regardant ensemble le texte-source et la première traduction qu’elle en avait faite, nous dialoguions. Elle formulait des questions et des commentaires qui ont souvent conduit à des réécritures. Il s’agissait le plus souvent de coupures et de simplifications, car les textes ont justement un certain dépouillement qu’il fallait parfois accentuer. Ces rencontres ont eu un effet très validant pour l’écrivaine que je cherchais à devenir. Le processus de traduction m’a aidée à mieux voir mes textes et à les envisager comme des créations qui acquéraient leur vie propre.

Les textes de « La vie même » ont été créés pour être narrés à l’oral – c’est d’ailleurs la première fois qu’à l’occasion de ce dossier dans ellipse, ils sont publiés à l’écrit. Cette oralité est importante car la voix physique et incarnée participe pleinement à la signification de l’œuvre, à sa dimension intime et presque confessionnelle. Dès le début, j’ai voulu faire moi-même cette narration pour la version en français. Cependant, pour la version en anglais, je ne me sentais pas à l’aise et j’estimais que mon accent pouvait être dérangeant. Pour la première itération lors de l’exposition, j’ai donc recouru aux services d’une actrice pour les narrations en anglais. Or le résultat n’a pas été convaincant. Pour l’itération finale de l’œuvre, dans la version web, j’ai donc décidé de faire moi-même les narrations en anglais. J’accepte que mon accent ne soit pas parfait. Au moins, cette voix qui est la mienne apporte une authenticité et une physicalité qui me semblent davantage en phase avec le contenu. Cela a toutefois conduit à d’autres adaptations, car j’ai dû parfois modifier dans la version anglaise des passages plus difficiles à prononcer. Encore ici, l’évolution est allée dans le sens de la simplicité.

Entre la première itération lors de l’exposition et la version finale sur le web, les textes des zones « Infra » et « Hors-champ » se sont ajoutés. Une vidéo supplémentaire est aussi venue enrichir la zone centrale « La vie même ». Sherry a eu la générosité de poursuivre le processus de traduction. Nous avons eu d’autres échanges à cette occasion, en particulier pour les poèmes dans « Infra » qui ont une importante dimension visuelle dynamique et rythmique.

Dans son itération finale, l’œuvre comporte une interface à double entrée, français ou anglais, ce qui fait que l’utilisateur ne peut pas vraiment comparer les versions. Mais celles-ci présentent toutes deux une expérience intrinsèquement complète. La traduction se trouve ici en position intéressante : oui, l’œuvre a d’abord été conçue et écrite en français, mais la version anglaise n’est pas un après-coup. Elle s’est élaborée en quasi simultané, et même par moments en co-écriture.

Tel que mentionné, les textes présentés dans ce dossier sont ceux des six narrations de « La vie même ». On peut visionner les vidéos originales ici.