La Méditerranée parle
Sylvie Nicolas
La Méditerranée parle
J’ai englouti des cités entières, Olous et Pheia, les cendres de leurs ruines s’enfoncent sous mes ongles. Je ne pleure aucune muraille pétrifiée,
vestiges de commerce, de conquêtes ou de guerre. Non : ce qui me hante – encore et toujours – ce sont les âmes englouties, les fantômes sous mon lit.
N’oublie pas notre première rencontre, toi qui me convoques de l’autre bout du monde pour me coucher sur papier.
Tu avais quatre ans, ton frère deux, tous deux à rire et à crier sur mes rives. Je vous aimais autant que vous m’aimiez
d’instinct, sans qu’il soit nécessaire de se le dire. Je vois que tu as oublié ces temps de joie.
Après tout, vous étiez jeunes et insouciants, sautillant, hurlant, urinant et, moi, tel un vieux sage, je comblais vos envies.
Maintenant que tu as grandi, n’évoque pas Poséidon ou n’imagine pas quelque cétacé à la chevelure de soie, aux yeux et aux seins de nymphe.
Parce que la mythologie des humains – mensonge sur mensonge – m’a usée et je ne te permettrai pas de me mettre des mots dans la bouche.
Toi qui écris, je t’ai choisie pour que tu canalises ces phrases. Ne cherche ni à glorifier ou à diffamer. Ni à romancer, jamais plus.
Vous avez fui le siège de Sarajevo, je m’en souviens, trois réfugiés, apeurés, silencieux, à bord d’un bateau de pêcheur, de la Croatie à l’Italie, sur mes eaux ondoyantes, bercées par le clair de lune.
Voilà que tu me relances à propos du petit garçon au visage enfoui dans le sable?
Imagine ce que c’est que d’avoir recueilli ce dernier souffle qui a fait osciller son corps sur ma rive.
Quoi? Tu veux savoir quelles parties de mon être sont restées intouchées par les bateaux vikings ou les déversements de pétrole?
Souviens-toi de la réponse de ton père quand tu as voulu savoir ce qui était arrivé à votre chien le jour où il s’était supposément enfui.
Il a dit que la vie était un mystère, que rien ne dure, qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’accepter, que c’est ainsi.
Tu t’es senti flouée, comme s’il avait évité de révéler ce qui était arrivé.
Je n’ai pas de réponses pour toi – la mer ne peut résoudre les problèmes de l’humanité!
C’est aussi absurde
que de demander au fusil pourquoi le doigt a appuyé sur la détente et taché la terre de rouge.
Ne sois pas absurde, je t’en prie.
Le drame humain m’impatiente et il ne soulève plus, en moi, aucun intérêt.
The Mediterranean Speaks
I have drowned entire cities, Olous and Pheia, their ruins sand under my fingernails. I do not grieve decomposing walls,
remnants of trade, conquest and war. No: it is always, without exception, drowned souls that haunt me, ghosts under my bed.
Do not forget our first meeting, you who conjure me from halfway round the world with pen and paper.
You were four, your brother two, you laughed and screamed at my shores. I loved you the same way you loved me,
instinctively, without need for words. I see you have forgotten the good times.
After all, you were young, careless, pissing, crying, jumping, yes, and like a patient elder, I indulged you.
Now that you have grown, do not conjure up Poseidon or imagine silky-haired cetaceans with the eyes and breasts of beautiful women.
Because I am tired of human mythology—nothing but lies—I will not let you put words in my mouth.
I channel these lines through you, writer. Glorify or vilify no more. No more romance.
I remember when you fled the Siege of Sarajevo, three refuges on a fisherman’s boat from Croatia to Italy, scared and silent,
my porous surface rippling to the pulse of moonlight.
You ask me now about the little boy, face cupped by sand?
Well. Imagine what it was like for me who felt his last breath, who gently swayed his body to shore.
What? You want to know if there are parts of my skin untouched by Viking boats or oil spills?
Remember that time you asked your father what happened to your dog the day he supposedly ran away?
He said life was a mystery, things come and go, there’s nothing to be done but accept what is.
You felt short changed, as if he had avoided the truth.
Don’t look at me now for answers—as if the sea could solve a human problem!
It’s as absurd
as asking the gun why the finger pulled the trigger and stained the ground red.
Don’t be absurd, please.
I am growing impatient of human drama and have lost all taste for it.