Musulmane blanche
Sylvie Nicolas
Musulmane blanche
Nous sommes musulmans, a chuchoté mama
au moment où à la télé c’est devenu un mot méchant.
En moi se fondaient musulman, mort, tir ciblé
jusqu’à ce qu’elle nous avise de ne plus jamais prononcer ce mot.
Elle portait des chaussures noires à talons hauts, moja mama,
une Marilyn Monroe des Balkans, avec son rouge à lèvres rouge, son vernis à ongles carmin,
ses cheveux blonds bouclés et les miettes de baklava sur l’ourlet de sa petite robe.
Deux enfants sur le siège arrière de sa vieille Yugo
semblable au pays : la pire voiture jamais fabriquée sur terre.
Mama, telle une femme de son temps, à l’aise au volant.
Material Girl de Madonna tonnait à la radio
ce matin-là, un mardi qui aurait dû être comme les autres.
Elle était au travail quand son frère lui a téléphoné :
« Vite, prends les enfants et pars, maintenant. »
Les chars d’assaut autour de Sarajevo
tel un nœud coulant autour du cou d’un innocent
sur le point de se resserrer, quinze minutes plus tard.
Peu après, le chant caverneux et famélique des tiroirs de cuisine,
des arbres abattus avec les balançoires d’enfant accrochées à leurs branches,
des fusils de fortune, fabriqués de bois et de tuyaux de plomberie.
Nous avions fui, mais mon père était pris comme un rat dans les artères
d’une ville désormais privée d’eau courante et d’électricité.
Trop jeune pour comprendre pourquoi
la pluie de tirs souillait terres et âmes de métal amer,
assez grande pour saisir que ma culture volerait en cendres.
À l’instar de l’incendie de l’Institut oriental de Sarajevo,
nos corps musulmans, tels des livres destinés à l’autodafé.
Nos noms se terminaient tous par le même son accentué
un clin d’œil offert aux étoiles : ć
seuls quelques-uns d’entre nous disaient selam aleikum, aleikum selam and el hamdulila,
quelques-uns seulement murmuraient frénétiquement Bismillah ir-Rahman ir-Rahim,
priant Allah de nous protéger, alors que les Bosniaques étaient arrachés
à la terre des Balkans comme fleurs frangibles au vent.
Les grands dômes des mosquées entièrement rasés,
et comme forêts coupées à blanc, nos lieux sacrés, déracinés.
Ne restait des marchés publics de Sarajevo que fantômes et silence mortifère,
et le danger de recueillir les os des chiens morts tant l’asphalte était fracturée.
Le monde n’a pas pleuré l’effondrement des tours jumelles Momo et Uzeir sur l’allée des Snipers,
leurs ruines : une métaphore de notre effondrement psychique, de notre nation dévastée.
Les « Bouchers des Balkans », Milošević, Karadžić et Mladić, en direct à la télé,
l’un deux, auteur de cinq recueils de poésie, déclarait publiquement :
« Sarajevo deviendra un chaudron noir »
« 300,000 musulmans y trouveront la mort »
« Ils disparaîtront de la surface de la terre. »
Notre calvaire a même fait la une du TIMES
réveillant le langage des côtes saillantes de l’Europe
− derrière les barbelés −
de part en part des corps décharnés.
Après avoir échappé au siège le plus long de l’histoire moderne,
ce fut le début du grand oubli :
dans ma famille, pratiquement ruinée par la guerre,
on ne se souvenait plus de la date exacte du décès de notre nena.
Son šamija sentait-il la cigarette
quand le tir de mortier qui l’a tuée
a raflé la moitié de la cuisine où elle faisait sa pita krompiruša, mon plat préféré.
Du fond de mon amnésie,
je remplis le vide de mots français et anglais.
Au moment de la frappe du 11 septembre, je chantais Ô Canada dans une banlieue d’Ottawa.
Nous nous sommes retrouvés dans le gymnase de l’école secondaire
et, stupéfiés, comme partout ailleurs au monde, nous avions le souffle coupé
à la vue des tours jumelles américaines s’effondrant à la télé.
En boucle, ces mots : Bismillah Ir-Rahman ir-Rahim, pratiquement oubliés
dans ma voix, encore et encore بِسْمِ اللهِ الرَّحْمٰنِ الرَّحِيْمِ
Soudain de retour en Bosnie, comme si je ne l’avais jamais quittée, au pied
des tours jumelles Momo et Uzeir dans l’allée des Snipers.
Musulman signifiait menace, équivalait à danger, à terroriste
et ma famille avait cessé de dire selam aleikum, aleikum selam et el hamdulila pour de bon.
On célébrait le ramadan et l’Eid, discrètement, derrière des portes closes,
et quand Mama me téléphonait, je ne lui répondais plus qu’en anglais.
Au mois d’octobre suivant, mon ami Mohamed m’a lancé un ultimatum.
Lui qui m’avait parlé d’un soldat du Hezbollah qui
avait sacrifié sa vie pour sauver celle d’une petite bosniaque de Sarajevo
aux cheveux noirs et aux yeux bruns comme les miens :
« Soit tu es Blanche, soit tu es musulmane. Choisis. »
Mama ne m’avait jamais dit que j’étais Blanche.
Je l’ai appris ce jour-là quand Mo a détourné son regard et qu’il m’a tourné le dos.
White Muslim
Mama whispered we were Muslim
just as it became a bad word on TV.
I conflated Muslim with death or sniper target
until she told us never to utter the word out loud again.
She wore black heels, moja mama,
rouge lipstick, hot red nail polish, a Balkan Marilyn Monroe
with blond curls and baklava crumbs on the hem of her short dress.
Two children in the back of her beat-up Yugo,
the world’s worst made car, just like our country.
Mama drove freely, like a modern woman.
Madonna’s “Material Girl” blared on the radio
on a Tuesday morning that should have been like any other.
She received a call at work from her brother:
“Leave now,” he said, “and get your kids, quick.”
They wrapped their tanks
around Sarajevo’s unsuspecting neck
and choked it fifteen minutes later.
It wasn’t long before kitchen drawers sang a hollow and starving melody
& trees with swings still hanging on branches were felled for fire,
carved to build homemade riffles with plumbing pipes.
We escaped, but my father was trapped like a rat in the arteries
of a city without running water, electricity lines cut off.
Too young to understand why
it rained bullets, turning soil and souls into bitter metal,
old enough to know it was my culture that was slowly turning to ashes.
Like the burning of Sarajevo’s Oriental Institute,
our Muslim bodies were the next books that needed erasing.
Our last names all ended with the same shooting accent
leaning its gaze towards the stars: ć
but only some of us said selam aleikum, aleikum selam and el hamdulila,
only some of us frantically whispered Bismillah ir-Rahman ir-Rahim,
praying to Allah for protection, as my Bosniak people were plucked
like trembling flowers from our Balkan lands.
The mosques’ grand domes were razored to the ground,
and like entire forests, our holy spaces uprooted.
Sarajevo’s busy bazars filled with ghosts and deadly silence,
cracked asphalt too dangerous to clear the bones of dead dogs.
The world did not mourn the collapse of the Momo and Uzeir Twin Towers on Sniper Alley,
their ruins a metaphor of our collapsed psyche, our fallen people.
The “Butchers of Bosnia,” Milošević, Karadžić & Mladić aired on international TV,
one of them even published five books of poetry while publicly proclaiming:
“Sarajevo will be a black cauldron”
“300,000 Muslims will die”
“They will disappear from the face of the earth.”
Our misery even made the cover of TIMES magazine
reawakening the language of Europe’s ribbed valleys
—behind barbed wires—
across starved chests.
After we escaped The Longest Siege in Modern History,
our great forgetting began:
My family, almost ruined by the war,
cannot recall the exact date of my nena’s death.
Did her šamija smell of cigarettes
when the mortar shell took her life
& half the kitchen in which she cooked pita krompiruša, my favourite.
In the pit of my amnesia,
I filled the gaps with French and English words.
When 9/11 struck, I was singing O Canada in a suburb in Ottawa.
The entire high school gathered in the gymnasium
& like the rest of the world, our breaths were suspended in disbelief
as the American Twin Towers crumbled on TV.
Frantic loops of Bismillah Ir-Rahman ir-Rahim in a forgotten voice:
again over and over بِسْمِ اللهِ الرَّحْمٰنِ الرَّحِيْمِ
I was suddenly back in Bosnia, as if I’d never left, at the feet of
the Momo and Uzeir Twin Towers on Sniper Alley.
Muslim started to mean menace, was equated with threat and terrorist
& my family stopped saying selam aleikum, aleikum selam and el hamdulila for good.
We celebrated Ramadan and the two Eids quietly, behind closed doors,
& I began to respond to Mama’s phone calls in English only.
That October, my good friend Mohamed fired an ultimatum.
He, who was first to tell me about the Hezbollah fighter who
gave his life to save a little Bosniak girl in Sarajevo
with dark hair and brown eyes just like my own.
“Either you’re White or you’re Muslim,” he said. “Choose.”
Mama never told me I was White.
I learned it the day Mo avoided my gaze and walked away.