Poèmes tirés de Tendresse pour l’altérité par Sanita Fejzić

Sylvie Nicolas

Musulmane blanche

Musulmane lesbienne

Commentaire

L’indicible

Fuir la guerre et échapper à un génocide s’inscrivent dans le visible. Ce qui reste dans l’ombre, c’est ce qui s’est tu, ce qui s’est ensilencé et risque de nous échapper. Monte alors le souffle indicible de tout ce qui respire par les pores de la mémoire : les êtres chers, les lieux, le temps compté, la langue maternelle, les mots comme les gens et la toute-puissance de tout ce qui n’a de cesse de nous habiter, de nous façonner. Parce que les mots, comme l’écrit Sanita Fejzić, sont « vivants ». 

Je ne sais pas où commence la passion des mots, le désir de les porter en soi, de capter leur écho ou de les avaler en silence, de se laisser éblouir par leur force d’évocation ou troubler par leur opacité. D’aussi loin que je me souvienne, le rapport que j’entretiens avec les mots se marie à « l’indicible » qui me rattache à la mer gaspésienne de l’enfance. Reste que des mots, du fleuve matanais et de la mer gaspésienne, du rituel de la lecture, de l’écriture, de la traduction, ou des dépôts de sel de mer collés à ma peau, émerge une sensation de trouble et d’innocence qui s’ouvre sur l’encore possible d’un début de quelque chose. Les mots, les phrases d’un texte, les vers d’un poème, tout ce qui prend corps me procure la même sensation que j’ai quand, de ma paume, je frôle l’eau du fleuve et que monte en moi la certitude qu’il me faut m’approcher de ce qui autrement risque de m’échapper : le monde, l’ailleurs, l’inconnu, le sacré, ou alors ce qui remue en moi ou en l’autre, à deux doigts de l’autre, de ce lieu intime qu’est l’autre.

« Quel est le lieu du poète?(1) » demande l’essayiste québécois Pierre-Yves Soucy. Une question que je pourrais reformuler ainsi : Quel est le lieu de la poésie de Sanita Fejzić ? Tout en y accolant cette réponse désarmante de Soucy : « Nulle part ailleurs qu’ici. Ou mieux encore, nulle part, ici(2)».

Et c’est de ce nulle part, ici que je suis aussi. En traduction comme dans la vie : fleuve et femme, poète, fille et mère. À l’écoute de l’indicible qui remue les grandes eaux de la littérature, à l’affût des secousses qui n’ont de cesse de tous nous « traduire » et de nous donner à entendre l’autre. L’art, l’écriture, le langage, la traduction, la nécessité de laisser les effets de turbulence poursuivre leur mise en œuvre s’inscrivent dans cette conviction qu’avait Elizabeth Smart (et que j’ai) qu’avec les mots « je repeuple le monde entier. Je fais naître de nouveaux mondes dans des abris souterrains tandis que des bombes tombent au-dessus(3)»

1   Pierre-Yves Soucy, « D’une vision en défaut de formule », Exit, vol. 69, Montréal, éditions gaz moutarde, 2012, p. 65. Ibid, p. 77.
Ibid.
3   Elisabeth Smart, À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré, traduction de Hélène Filion, Montréal, Les Herbes rouges, 2003, p. 62.